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L'ENFANT D'UN MATIN
On disait de lui qu'il était l'enfant d'un matin,
une mauvaise herbe,
née d'une humeur de pisse mâtinée de sperme.
Conversation Anonyme
Chapitre I
L'Institut des Roches
À l'ouest, un angle de la terrasse surplombait la sapinière. Dans son prolongement, un pont étroit, long d'une quinzaine de mètres, menait au ras des cimes vers un promontoire. On y avait bâti, donnant sur le vide, une rotonde hypostyle coiffée d'un dôme de cuivre vert-de-grisé. La chronique locale avait baptisé l'endroit du nom poétique et sombre de belvédère du Saut des dames. C'était surtout le malfamé et dangereux point de vue du Château des Roches que Victor venait d'investir.
Dans son appendice sur la sécurité, le règlement de l'Institut en avait proscrit l'accès à tous les élèves sous peine de renvoi, si bien que nul ne s'y aventurait de jour. La nuit venue, le lieu recevait la visite des plus hardis, lesquels, bravant l'interdit, le vide et l'obscurité, venaient contempler, pareilles à un dragon de braise dans le noir, les rives du lac qu'éclairaient sur son bord, quatre cents mètres plus bas, les lumières nombreuses de riches demeures. Ces téméraires en griffonnaient le contour sur une feuille et l'apportaient aux pleutres restés à l'arrière. L'Ancien comparait les esquisses au parangon dont il avait la garde et décidait. Quiconque présentait un dessin semblable au modèle, ayant prouvé sa bravoure et la maîtrise du tracé, était déclaré preux.
Victor découvrait enfin sous le soleil la vallée et le lac si souvent imaginés au cours de ses défis nocturnes, tout au long de ces dix années passées au château. Il n'avait pu se dispenser de cette provocation à l'ordre établi, lui qui avait souvent échappé au bannissement grâce à l'argent que versait son tuteur. Preux parmi les preux, Victor était l'Ancien, détenteur des secrets et des codes qu'il avait transmis la nuit précédente à son successeur. Il savoura l'instant, se moquant bien d'enfreindre la règle en pleine lumière. Aujourd'hui, vingt-cinq juin mille neuf cent quatre vingt-neuf, était son jour, un jour unique, irrépétible, où les sanctions pouvaient bien tomber puisqu'elles ne seraient jamais appliquées.
Il apprécia une dernière fois la hauteur qui le séparait du sol, convint que toute chute serait fatale et songea aux dames qui s'étaient jetées ici dans le vide. Puis il regarda le bleu du ciel, tentant d'y localiser une étoile de ses amies. Tandis qu'il rebroussait chemin, il se dit que la vie était belle et qu'il était stupide de se donner la mort.
Suivant les règles traitant de la tenue, il avait revêtu dès l'aube l'uniforme d'apparat pour toutes les manifestations qui allaient émailler sa journée.
Quand la cloche avait sonné, sur le coup de cinq heures trente comme tous les autres matins, il n'avait pourtant pensé qu'à une chose qu'il attendait depuis quatre à cinq ans, lorsqu'il avait compris ce que serait ce jour de sa vie ; il avait pensé à Monsieur Charles, son tuteur, à sa visite, aux vêtements civils qu'il apporterait, à la somme d'argent qu'il lui remettrait, à la porte qui s'ouvrirait et à la liberté. Il s'était endormi comme bien des fois avec ce rêve et ce rêve aujourd'hui l'avait réveillé.
Les autres, qui d'habitude le saluaient d'un "Bonjour l'Ancien" lui avaient donné du "Monsieur" dès qu'il s'était levé, dans le strict respect des articles sept et soixante du règlement intérieur. Il ne s'était pas glorifié de ce titre nouveau qui ne changeait rien à sa vie, les égards étant son lot depuis son élection à la fonction d'Ancien par ses pairs.
A sept heures trente, l'appariteur était venu le chercher pour le mener au Triomphe. Cette cérémonie était la première de la matinée. Tous les élèves avaient été rassemblés dans le grand réfectoire et l'attendaient debout derrière deux rangs de professeurs assis, lesquels s'étaient levés quand il entra. Des applaudissements et des hourras l'avaient salué tandis que la Matrone, assistante sociale, mère de substitution et infirmière occasionnelle le serrait dans ses bras pour le féliciter. Le directeur, après le discours d'usage, avait offert une montre, ce qui était la marque d'un statut nouveau. Le règlement, dans le paragraphe sur les signes ostensibles, proscrivait cet objet aux pensionnaires : les pendules à chaque étage et les coups de cloche de l'appariteur étaient bien suffisants, égrainant les heures pour qui s'en serait inquiété.
Le prochain rendez-vous était à dix heures. D'ici là , Victor pouvait vaquer librement, étant dispensé de suivre les cours pour mûrir encore la décision qu'il allait devoir prendre.
Il avait mis la montre à son poignet puis il était sorti dans le parc. On avait dépassé le solstice et l'air était chaud. Il avait enlevé sa veste d'uniforme qu'il avait jetée sur son épaule, il avait retroussé ses manches en prenant soin d'ôter les boutons de manchettes aux armes de l'Institut des Roches pour les glisser dans sa poche, il avait dénoué la cravate qu'il laissa pendre autour du col, puis il s'était retourné pour contempler l'énorme bâtisse qui avait abrité toute sa jeunesse depuis qu'il avait eu huit ans. A la fenêtre de sa chambrée, il aperçut le signe amical de Bandhu, le plus jeune de ses coturnes*.
Il avait suivi au château une scolarité d'excellence, réservée à l'élite du monde, avait côtoyé les plus nobles et les plus puissants des héritiers, avait reçu une éducation de prince ou les sciences le disputaient aux arts. Il s'apprêtait à passer son baccalauréat. Brillant élève quoique rebelle, il était apprécié de tous.
Un événement d'importance, prévu de longue date, venait d'arriver à son terme. En tous autres lieux, il serait passé inaperçu, mais le livre des prescriptions de l'Institut des Roches, deux cent vingt-deux pages sans compter la table des matières qui en faisait trois, contenait pour la circonstance un addendum titré Pompes et Cérémonials pour l'Exception qui le singularisait. Celui ci avait dû le jour au fondateur de l'école, le Vicomte Jouhandeau des Roches, ancien propriétaire du château, qui, voulant fêter comme il se devait la majorité de son fils aîné, premier élève de l'institution, en avait codifié l'usage.
Le Vicomte, mort depuis presque un siècle, avait bâti la réputation de son établissement sur l'originalité de ses règles, puisées aux sources de la chevalerie française bien qu'il fût républicain helvète par son grand père. Il avait installé l'oeuvre de sa vie sur ses terres, ancienne conquête de son aïeul en Suisse, pays de traditions s'il en est, lequel abritait depuis sans remords le lucratif et très conservateur Institut des Roches puisque s'y trouvait naturellement ambition, fortune et clientèle.
L'entreprise était devenue, par le jeu des héritages, une société anonyme prospère vendant, sous le couvert de bonnes intentions, de fausse noblesse et du royal règlement, formation et éducation spartiate pour enfants de parents fortunés. Elle accueillait, pour qui payait le prix d'entrée et la rente, les garçons dès l'âge de huit ans, en faisant d'eux des bacheliers exemplaires et bien élevés.
Victor se projeta en fin d'après-midi quand, les règles citoyennes lui ayant été rappelées tout au long du jour, son destin lui sera confié. La cérémonie, dite de l'Adoubement, que le livre des protocoles dépeignait dans ses moindres détails, sera son dernier rituel. Comme le fils du nobliau en d'autres temps, il venait d'avoir dix huit ans. Il était devenu majeur.
Le parc était désert. Les salles de classe avaient avalé ensemble le personnel et les garçons. Dans les mélèzes de l'allée, Le chant des merles occupait l'espace.
Pourquoi Victor avait-il pensé à ce moment à Justine qui avait déniaisé son ami Gildas aux dernières vacances ? Cette fin de printemps avait vu partout éclore la vie et la sienne aussi. Demain, il aurait les filles qu'il voudrait sans avoir à craindre la concurrence de ses condisciples emmurés. Les filles, du reste, n'existaient pas dans l'univers des Roches. Le seul élément féminin à cinq kilomètres à la ronde était la Matrone, une Suissesse encore surprise de pouvoir voter comme les hommes, et qui le revendiquait chaque fois que ses compétences étaient mises en doute, ce qui était toujours le cas. Elle n'avait d'autre formation que l'amour de son prochain et de qualité que l'âge canonique qui l'aurait préservée. Tous, simplement, l'appelaient Greta.
Victor s'était rappelé les discussions osées et puériles dont elle fût l'objet dans le dortoir des quatrièmes, seule réalité sexuée aux fantasmes naissants des occupants. Plus tard, il découvrit la condition pitoyable de la femme, bonne à tout faire, et s'employa à la faire respecter par tous. Il avait eu du mal à comprendre le paradoxe entre les valeurs modernes qui étaient enseignées au sein de l'Institut et le fait qu'elles ne trouvent que péniblement leurs applications dans la société qui l'entourait.
Le jeune homme avait fait le tour du bâtiment pour rejoindre la terrasse. Il aimait cet endroit qui ne débouchait que sur le ciel, l'horizon noir des sapins et les collines qui encadraient le château de part et d'autre. Au-delà , il fallait avancer jusqu'à la rotonde pour voir la vallée et, plus bas, le lac et le reste du monde.
D'un pas décidé, il s'était engagé sur le pont avec l'envie d'aller jusqu'au bout et de voir enfin ce paysage décrit dans les livres de la bibliothèque du château et que nul élève ne pouvait prétendre avoir observé. Comme il pensait à sa mère, Madeleine, qui n'avait plus donné signe de vie depuis cinq années, il s'était arrêté et s'était accoudé au parapet de pierre pour se souvenir.
Ce lundi, vers les dix heures, l'appariteur l'avait requis pendant une leçon d'histoire pour l'emmener dans le bureau de la Direction, sans dire un mot. Il se souvint du dos imposant du monsieur qui était assis là et de son chapeau noir posé sur l'autre fauteuil, de sa gêne à enlever le couvre-chef quand le directeur l'avait invité à s'asseoir à côté de l'homme. Il se rappela les mots exacts qui lui furent dit, le désarroi qui le saisit alors et qui, parfois, rode encore.
— Monsieur Santer, ce que j'ai à vous apprendre, je le dis à l'homme que vous devrez désormais être. Il vous faudra du courage et je suis certain que vous en avez…
Le discours lui avait semblé flatteur et rassurant. Il avait immédiatement pensé à son exploit de la nuit, quand il s'était rendu au belvédère pour la vingtième fois depuis son arrivée au château. Se serait-il fait prendre en défaut par quelque espion à la solde des gens de l'Institut ?
Il n'eut même pas le temps d'imaginer la punition. Le supérieur avait repris :
— Votre maman…votre maman est en voyage… mais nous n'avons plus de nouvelles… votre maman a disparu.
Madeleine, cela faisait trois mois qu'il n'en avait plus de colis, plus de courrier, mais cela ne l'avait pas alarmé. Il avait l'habitude de ces longs silences.
A treize ans, même si l'orgueil chasse parfois les larmes, certaines émotions sont une souffrance dans le silence. Il avait écouté stoïquement les circonstances qui avaient permis de constater l'absence de sa mère, une simple présomption avaient dit les juristes, ce constat que lui-même avait si souvent fait le vendredi soir au cours de ces dix années et qui le laissait, résigné, passer ses fins de semaine avec ceux dont les familles étaient aux Etats-Unis ou dans des pays plus lointains.
L'homme au chapeau lui avait été présenté comme son tuteur, un ami de la famille que d'autres gens avaient désigné devant le juge, puisque aucun parent, autre que sa génitrice, ne lui était connu. Les rafles de la dernière guerre étaient l'explication la plus plausible à l'extinction des lignées et cette raison lui avait été donnée par sa propre mère. Le tuteur, qui avait voulu qu'on l'appelât Monsieur Charles, Monsieur ayant été rajouté par le directeur pour se conformer au règlement, avait promis d'assumer au mieux sa mission, laquelle finirait le jour du retour de la mère ou de la majorité de son pupille.
Quand tout fut dit, il fut renvoyé à son cours, non sans que des encouragements à même de le consoler lui fussent d'abord prodigués. Dans le couloir, l'appariteur qui le raccompagnait vit que des pleurs allaient venir. Il l'amena dans le cagibi lui servant de bureau, le temps de laisser sa peine s'en aller, puis le conduisit devant la porte de sa classe. Avant d'entrer, le garçon se jura de ne plus jamais manquer de courage.
Ces souvenirs, Victor voulait s'en débarrasser, qu'ils ne lui rappellent plus ces moments tristes de son adolescence où l'absence de sa mère lui fut douloureuse, dès lors qu'il pensa qu'elle ne reviendrait peut-être jamais.
Aux pires moments de son manque, il avait investi une étoile pour la remplacer. Ses promenades nocturnes en étaient la cause et avec elles, la transgression nécessaire, si souvent répétée. Il avait vécu dans la révolte ces cinq années, à se forger un caractère, à s'inventer des histoires pour pouvoir dormir ou répondre à ses camarades. Entre le vrai et le faux, dans sa tête, la confusion des sentiments avait fait un mélange. Il s'était dit que ce désordre le quitterait le jour de ses dix huit ans, il s'en était convaincu jour après jour comme de la sortie honorable d'un cauchemar. Ce jour, il partirait à la recherche de Madeleine et n'aurait de compte à rendre à personne.
Il se pencha par-dessus la balustrade et regarda l'abîme au dessous de lui.
C'est en procédant de même que le vicomte avait remarqué des ossements sur le sol et reconnu un crâne humain. On inventoria alors deux squelettes de femme. Bien plus tard, aux dires de la légende, ce fût sa propre femme qu'il trouva en bas.
Victor savait comment les légendes naissent au château. Ce sont des revanches du personnel ou des pensionnaires, des nouvelles colportées dans la vallée et qui, quelques années plus tard, remontent jusqu'au château pour s'y fixer à la façon d'une page d'histoire. Il su aussi que s'étaient répandues à son propos des rumeurs moins malveillantes qui, déjà , avaient gravi les collines, faisant croire qu'il était fils d'un prince, ce qui en soi n'était pas original pour qui vivait aux Roches, sauf que ce prince restait pour tous un mystère et que ce mystère en imposait.
Assis sur le banc circulaire de la rotonde, il tenta de faire le vide de tout ce qui aurait encombré sa mémoire, ces futilités et ces mensonges que le temps y avait inscrits au gré de ses sentiments et de ses humeurs.
Sur les conseils de sa mère, il avait gardé secret dès la petite enfance sa naissance d'un père absent, ce qui n'avait pas manqué à sa vie, et inconnu, ce que son état-civil révélait. Il s'était nanti d'un père compensatoire, disparu tragiquement dans un accident d'avion. Cette invention lui était venue sur le tard, alors qu'il était à l'Institut depuis déjà deux ans. Elle n'avait pas trompé ses petits camarades qui, cruels comme tous les enfants, l'appelèrent pendant quelques temps Victor Sans Père.
Il était resté fier malgré tout, puisque sa mère l'aimait plus que les autres mères aiment leurs fils. Le téléphone étant interdit pour tous, seul le courrier les reliait à leur famille. Sa mère, à l'époque, lui écrivait deux lettres par semaines, parfois trois, alors que ses camarades, si prétentieux qu'ils fussent, se contentaient du courrier hebdomadaire et règlementaire pour lequel les parents s'obligeaient. Parce que Madeleine voyageait à travers le monde, les lettres avaient parfois de jolis timbres de lointains pays que les jeunes collectionneurs lui enviaient. Les autres mères sans doute aussi se promenaient, mais ne partageaient pas. Lui pouvait rêver quand des cartes postales lui arrivaient. Celles qu'il préférait, c'étaient celles qui avaient deux ou trois vues. Il monnayait image par image en petits services le travers des plus curieux qui voulaient les voir, offrait gratuitement un regard à qui le respectait le plus, allant jusqu'à distribuer les cartes vierges que Madeleine glissait parfois dans l'enveloppe pour récompenser ses féaux.
Quand il approcha de ses treize ans, il fût en âge d'expliquer que sa mère faisait des affaires, ce qu'il avait calqué, au fil de ses cinq années d'expérience et d'écoute, sur les confidences d'un ancien camarade, fils de commerçant, et qui n'était plus à l'Institut pour le confondre. La raison des voyages de sa mère avait toujours été tue à travers le temps, si bien qu'il n'en savait rien de plus à ce jour. La maturité aidant, il avait pensé qu'elle se livrait à des activités liées au secret par des intérêts supérieurs et sa disparition l'avait conforté dans cette idée. Elle disposait, malgré une absence inexpliquée, de sérieuses ressources pour encore pourvoir à son éducation. C'était le propre de ces agents spéciaux qui envahissent les salles de cinéma et les romans d'espionnage. Autant de motifs pour ne rien dire et laisser la rumeur courir, d'autant plus qu'il était en passe de devenir l'Ancien.
Il regarda sa montre. Il restait une heure avant qu'il ne se rende dans le bureau du directeur. Il se leva pour rejoindre la terrasse.
Un petit Indien, un Britannique et deux Mexicains partageaient avec un Parisien et lui une des grandes chambres. Pendant ces huit derniers jours, il avait préparé en secret son départ des Roches avec ces compagnons. Ceux-là le respectaient au-delà de ses fonctions d'Ancien, car il était le plus âgé d'entre eux et le plus sage. Tous étaient tristes de la décision qu'il avait prise et tous le pourvurent d'adresses à travers le monde où se recommander de leur nom valait lettre de créance. Gildas, son frère d'armes et ami, dont le père possédait deux palaces au cœur de la capitale française, le premier, avait fourni en toutes choses cent recommandations pour d'utiles relations dont ses deux concierges avaient obligeamment dressé la liste. Le fils du radja* avait aussi fait ce qu'il fallait. Il possé-dait déjà une usine à son nom et surtout une collection de voitures que son grand père avait commencée. Il remit à Victor un sceau de jade qui identifiait à sa famille celui qui le détenait. Les deux mexicains étaient jumeaux. Ils offrirent un inventaire des haciendas, des parents et des amis qui ouvriraient leur porte s'il venait dans leur pays. L'Anglais ne possédait plus rien mais, apparenté à Sa Majesté, il était couché sur sa liste civile. Il donna le nom des pubs dans le royaume où la réputation de sa lignée était si grande que se prévaloir de son amitié était un sésame pour n'importe quel besoin.
Nanti de tous ces appuis, ces sauf-conduits et ces conseils, Victor pouvait s'aventurer. Le monde s'ouvrait à lui. Il eut quelques regrets de devoir quitter Gildas. Grâce à lui, l'extérieur avait eu d'autres horizons que le seul hameau de fermiers où les menaient les promenades surveillées du dimanche. En dix ans, il avait tout reçu de Gildas et tout partagé : son amitié dès le premier jour, ses angoisses d'enfant, ses petits secrets, son adolescence, ses aventures, ses comptes rendus de week-end à Paris, son éducation sexuelle, ses fantasmes, l'histoire de ses vacances et même ses parents qui l'avaient invité une fois dans leur hôtel particulier, pendant un congé. Il n'avait alors que douze ans et sa mémoire ne retint que la taille des desserts qui leur furent servi. Gildas était son ami, son confident et sa porte sur l'extérieur.
Que de soirées passées ensemble où Gildas racontait le dehors, la ville, les gens et les plaisirs qu'on y trouve. Sans ce regard, ces oreilles et ce nez qui humait le meilleur, Victor n'aurait rien envié et sa curiosité, quoique déjà piquée par Balzac et les autres, ne l'aurait pas enflammé, bien qu'il eut dévoré tous les livres de la bibliothèque. Fort des descriptions qui lui furent faites et de l'évidence qu'avaient ces bonheurs à portée de main, il cru le monde offert à qui voulait le prendre et fit le pari, à la manière d'Eugène de Rastignac, de le conquérir.
Gildas et lui, pour convenir ou non de sa réussite, s'étaient fixés rendez-vous un an plus tard au Lotz, l'un des palaces du père. Phileas Fogg aussi tenait son héritier. Tout ce temps, ils jurèrent de ne pas se voir, de s'ignorer, pour qu'à son terme leurs retrouvailles soient brillantes.
Il fut temps de se rendre chez le directeur.
Se souvenant d'une leçon que lui fit son mentor en chambre, Victor trouva bizarre que le règlement ne retînt de ce préposé que la fonction, laquelle ne valait pas titre. On disait donc le directeur et non pas Monsieur le Directeur, ce qui évitait l'asservissement et satisfaisait la clientèle des parents actionnaires.
L'homme lige était l'esclave en chef de l'Institut des Roches, au service des pensionnaires. Le règlement seul valait autorité.
Victor se promit de n'être jamais ce directeur " tout court" qui l'attendait.
* Lang. Etudiant : colocataire d'une chambre
* Roi, en Inde
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