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PRISON DE DAMES
Paul Steiger
Une cellule:
Deux lits superposés, une table, deux tabourets.
Rose (Vieille jument de retour) et Louise (Quelques labours de moins) sont attablées, l'une en face de l'autre. Rose a fabriqué un pendule avec une alliance et l'agite au-dessus d'une photo microscopique. Dans l'autre main, elle utilisera une cuillère en guise de combiné téléphonique. Louise, à deux mètres, la regarde avec respect.
Louise : Je ne peux pas croire qu'il va te parler.
Rose : Il ne faut pas douter, sinon ça ne marche pas. T'as rien d'autre comme photo ?
Louise : Qu'est-ce qu'elle a la photo ?
Rose : Elle est trop petite. Il faudra que je me concentre.
Louise : C'est toi qui m'as dit de la découper.
Rose : Ben oui, je ne vais pas parler avec tout le monde. Ils sont trop nombreux.
Louise : C'est la seule que j'avais. Je l'avais découpée dans le journal. Vingt six à zéro, ils
avaient gagné. Des champions.
Rose : (Regardant la photo) Petite tête quand même. Y jouaient à quoi ?
Louise : Football. Division d'honneur.
Rose : C'est quoi ?
Louise : Des amateurs.
Rose : Des amateurs ? Je ne sais pas si ça va marcher avec des amateurs.
Louise : Et pourquoi donc ?
Rose : Parce que le pendule, il regarde la photo, il voit que c'est un amateur, ça ne l'intéresse
pas, y répond pas.
Louise : Ben ça alors. Comment on peut faire ?
Rose : On paye, c'est la règle. On va payer le pendule pour qu'il s'intéresse aux amateurs.
(Un temps) Ton dessert les trois prochains jours, c'est le prix.
Louise : Il mange aussi le dessert, le pendule ? Déjà que la viande, depuis dimanche, je
trouvais que ça faisait cher.
Rose : Faut savoir ce que tu veux.
Louise : Quand même ! (Hésitant) Deux desserts ?
Rose : Je ne promets rien. Avec trois, tu es sûre que je vais lui parler et qu'il va
me répondre.
Louise : A ce prix, faut pas que je lui pendulophone tous les jours. Bon, va pour trois desserts.
Rose : Surtout, ne dis plus rien.
Louise : ça va marcher tu crois ?
Rose : ça marche toujours. Le pendule, y a qu'ça de bon.
Louise : C'est ton alliance. Ca ne va pas aller.
Rose : Ben alors ? Je t'ai dit de la sucer. Tu l'as sucée ? Y a ta salive dessus, il va bien la
reconnaître.
Louise : Oh ben quand même !
Rose : Faut la tremper pour que ça marche, question de goût. Faut que ça lui rappelle
quelque chose, tu comprends. La salive, c'est personnel.
Louise : J'aurai du me laver les dents avant. Les tripes de midi, ce n'était pas terrible. Je crois
bien qu'il n'aime pas. Il aurait préféré un bœuf mode.
Rose : Un quoi ?
Louise : Un bœuf mode…A cause de sa mère. Ca lui rappelait l'enfance, la cuisine, sa mère.
Rose : Si tu trempes dans le bœuf mode, je risque d'avoir sa mère en ligne… Ou le boucher!
Ça peut surprendre. Attends.
Louise : Tu as quelqu'un ?
Rose : Robert, c'est toi ?
Louise : C'est Bobby. Faut l'appeler Bobby.
Rose : Bobby ? C'est Robert ? Allo ? Allo, qui c'est ? C'est Bobby ?
Louise : Bobby !
Rose : ça a coupé. Tu t'agites trop. Ça ne peut pas marcher si tu t'agites. Faut aussi que tu te
concentres. Faut faire le récepteur avec moi.
Louise : Ben, tu ne m'as rien dit. Qu'est-ce que je dois faire pour faire le récepteur ?
Rose : Faut que tu te branches.
Louise : Me brancher ? Mais à quoi ?
Rose : A moi pardi. Tu te branches à moi. Tiens, mets les mains sur mes épaules, ça fera
contact.
Louise : Les deux ?
Rose : Ben oui, le positif et le négatif. Bouge un peu les doigts pour voir si c'est mieux.
Louise : Comme ça ?
Rose : Appuie un peu plus. Faut trouver la bonne zone. C'est plus bas. Essaie.
Louise : Comme ça ?
Rose : Non, non, ce n'est pas bon. (Se levant) Tiens, prend ma place. Tu vois, c'est comme
ça qu'il faut faire. Tu sens comme ça vient ?
Louise : Oh oui, je sens, oui, je sens, c'est bon …
Rose : Bon, ça suffit ! Tu fait comme moi, allez ! (Louise reprend le massage) Bouge plus,
c'est bon. Allo ? Allo ? Les doigts, bouge les doigts. Allo ? Bobby !
C'est Rose. Oui, c'est ça, Rose, tu me remets, la rose qui te cause dans sa prose.
(À part sur Louise) Tu lui as bien parlé de moi dans tes lettres au moins ?
Louise : Ben oui, je n'arrête pas.
Rose : Allo, Bobby, tu vas rire. Tu sais avec qui je suis ?
Louise : Y doit s'en douter quand même !
Rose : Tiens toi ! je suis avec Odette !
Louise : (arrêtant de la masser) Louise, je m'appelle Louise. Il ne connaît pas d'Odette;
Rose : Oui, c'est ce qu'il vient de me dire, y connaît pas. (Faisant signe à Louise) ça passe
Plus. T'es débranchée ?
Louise : (Reposant ses mains) Voila, voila, voila.
Rose : (Faisant un signe d'hélice avec le doigt) Moteur. Allo, Bobby, c'est tatie Odette !
Louise : Louise !
Rose : (À Louise) ça le fait rire ! C'est tatie Louise ! (Louise s'arrête de masser) Moteur,
Moteur, rester branché. (Louise reprend ses gestes) Oui, je te la passe. (Elle passe la
cuillère à Louise)
Louise : Allo ? Allo ? (Elle s'éloigne tandis que Rose s'esclaffe et pose le pendule) Allo ?
J'entends plus rien.
Rose : (Montrant le bout de la ficelle du pendule) Normal, t'es débranchée. Faudra
réessayer.
Louise : Je n'ai pas eu mon Bobby. Tu rappelles ?
Rose : Pas maintenant, je suis fatiguée. Et puis, c'est l'heure de la lecture.
Louise : Et mes trois desserts ?
Rose : Perdu. Quand je pense, il est quand même gonflé ton Bobby. Il faisait que de se
marrer au lieu de demander après toi. Enfin, il ne pourra pas dire que tu n'as pas
essayé de le joindre.
Louise : (Avec une pile de livres) Qu'est-ce que tu veux lire ? La princesse de Clèves, Guerre
et paix, l'archipel du goulag ?
Rose : L'archipel du goulag, j'aime bien, ça rassure.
Louise : (S'installant pour lire) Tu rappelleras ce soir ?
Rose : On verra, suivant mon état de fatigue.
Louise : (Commençant à lire) La nature humaine, si elle évolue…
Rose : Je n'entends pas, articule.
Louise : Je ne peux pas plus. J'ai faim.
Rose : Fais comme moi. N'y pense pas.
Louise : Facile, tu as le ventre plein avec double ration de viande.
Rose : Et alors, j'ai le droit d'avoir encore faim, non ? Avec toute la concentration qu'il a
fallu pour te brancher. La bête, elle consomme, tu sais. Allez, envoie le un peu plus
fort, ton goulag.
Louise : Je n'ai pas trop envie. Ça ne me plait pas.
Rose : J'avais envie, moi, de pendulophoner à ton bobby, hein, j'avais envie ? Tu ne t'es pas
posé la question de mon envie. (L'imitant) Allez, tu l'appelles, allez, tu l'appelles, s'il
te plait, tu l'appelles ? Et tu crois sans doute que ça m'a plu, ton amateur, avec sa
petite photo, ses petits airs et sa petite …
Louise : T'avais qu'à pas ! Tu me rendais ma viande, on n'en parlait plus. Mais toi, tu es la
plus forte, tu as voulu prouver que tu pouvais. T'es toujours la plus forte, c'est
toujours toi qui décides, c'est toujours toi qui veux, c'est toujours toi qui commandes.
Rose : T'emballe pas, je ne disais pas ça pour te fâcher. Faut comprendre. Il y a des choses,
on n'a pas besoin d'avoir envie pour les faire, on les fait, c'est comme ça, c'est dans
l'ordre des choses. Moi, j'ai appelé ton Bobby. C'était comme ça, je l'ai fait, c'était
dans l'ordre des choses, tu vois.
Louise : (Reprenant la lecture) La nature humaine, si elle évolue…
Rose : Si elle évolue quoi ? C'est déjà fini ?
Louise : J'essaie de comprendre. Il dit qu'elle n'ira pas plus vite que …
Rose : Que quoi ?
Louise : Le profil géologique de la terre. Je ne sais pas ce que c'est.
Rose : Pourtant tu as fait des études, tu devrais savoir. Le profil géologique de la terre, c'est
pas sorcier. Le profil, c'est le profil. Le profil de la terre, c'est un demi rond, une
moitié de pomme, c'est simple, c'est logique. Et la terre, la terre, c'est la
géographie, la géographie logique, géo-logique. Suffit de réfléchir. Toi, tu ne
réfléchis pas.
Louise : Le profil, j'avais compris. C'est l'évolution. Il dit : la nature humaine, si elle évolue…
Rose : Faut tout t'expliquer. Si elle évolue, si elle évolue… Bon. il dit si, ça veut dire qu'elle
peut ne pas évoluer, donc, elle n'évolue pas et c'est simple, il n'y a plus rien à
comprendre. Suffit de réfléchir. Toi, tu réfléchis pas.
Louise : Oui, mais si elle évolue…
Rose : Avec des si, on pose des questions qui n'ont pas de réponse, c'est simple. Exemple:
Si tu n'avais pas fait de chèques sans provision, où serais-tu ? Si tu n'avais pas été
amoureuse, à quoi t'auraient servi les chèques sans provisions ? Tu peux répondre ?
Louise : Je ne sais pas. Je ne sais pas. T'as sûrement raison.
Rose : A contrario (Louise la regarde, étonnée), au contraire, (à part)- c'est vrai que tout le
monde ne comprend pas le grec-, au contraire disais-je, tu fais des chèques sans
provision, tu es en prison. Là, tu peux répondre. Tu sais où tu es. Merci Bobby.
Louise : Te moque pas, je l'aime, Bobby.
Rose : (Se moquant) Je l'aime, Bobby. Je le nourris, je l'habille, je lui achète une gourmette,
je lui achète une montre. Un an ferme, il ne te pèse pas, ton Bobby ? Faire des
chèques en bois pour ça !
Louise : Chacun fait en fonction de ses moyens. C'était pour lui faire des cadeaux. Ce n'était
pas pour moi. Pas comme toi, pas pour faire la riche !
Rose : Attends ma Louise, tu te trompes. Moi c'est pas pour faire la riche, c'est pour le
rester. Tu commences ta vie, tu réussis, tu es riche, tu abuses de la richesse, t'en veux
encore, tu abuses encore, il n'y a pas de mal à ça.
Louise : Et t'en voulais encore, tu as abusé…
Rose : Abusé, qu'est-ce que ça veut dire ? Que j'ai trop usé, c'est tout. Je n'ai tué personne.
Louise : Abus de confiance, abus de blancs-seings, abus de biens sociaux…
Rose : C'est bien ce que je dis, j'ai tué personne. J'ai abusé, c'est tout.
Louise : Tu n'as pas de mérite.
Rose : Pas de mérite, pas de mérite ? Et la confiance, tu crois qu'on te la donne comme ça.
La confiance, avant de pouvoir en abuser, faut la mériter. ça, c'est pas simple. Si tu
penses qu'il suffit de sortir un pendule pour faire croire que tu pendulophones, t'as
qu'à essayer pour voir. Je ne te parle pas des cartes ou de la boule de cristal, là, faut
savoir convaincre. Faut y aller doucement, par petites touches, appâter, faire goûter,
appâter encore, laisser mordre, du grand art ma fille, du grand art, la confiance. Pas
de mérite ?
Louise : Tu m'apprendras ? J'aimerai bien savoir lire dans une boule de cristal.
Rose : Pas facile. J'ai mis vingt ans. En attendant, tu sais déjà lire dans un livre, non ?
Louise : Ben oui, évidemment !
Rose : Alors, pourquoi tu ne lis plus ? J'ai pas dit qu'il fallait arrêter.
Louise : Le goulag, ça ne me plait pas.
Rose : (Moqueuse) Ah bon, et pourquoi donc ?
Louise : A cause de la poésie. Il n'y a pas de poésie. Moi, j'aime la poésie.
Rose : Poésie, poésie, t'en es une belle de poésie. (Un temps) A propos de poésie, tu es sûre
que t'as tiré la chasse ? Ca sent drôle ta poésie tout d'un coup.
Louise : Oh! quand même ! Déjà que j'essaie d'aller avec discrétion quand tu dors, je ne vais
pas laisser mon pot traîner.
Rose : Ton quoi ?
Louise : Ben mon pot, mon… Enfin, tu comprends bien, mon pot, mon…
Rose : Tu sais, moi, la poésie, je n'y comprends pas grand-chose.
Louise : Ca te ferait du bien. Ca rend heureux, ça fait rêver. Quand j'écris à Bobby,
j'écris une poésie, ça me plait, je m'évade.
Rose : T u t'évades ? J'aimerai bien voir ça. De la poésie pour s'évader ?
Louise : Si je te le dis. Tiens, écoute : Ma prison s'ouvre à te lire
Chaque fois que tu m'écris
Pour que vole mon sourire
Vers toi que j'aime oh Bobby
Rose : C'est beau, c'est vrai que ça libère, ma prison s'ouvre à te lire…. Ma prison s'ouvre à
te lire… Faudrait que tu me donnes à lire une de ses lettres.
Louise : Mais noooon ! C'est pas nécessaire, et puis c'est privé, les lettres de Bobby, je ne
peux pas les montrer.
Rose : Ben mon cochon ! Y doivent rigoler, à la censure. Alors, comment qu'on fait pour me
libérer, moi ?
Louise : C'est pas la lettre qui libère, c'est la poésie. Tu n'as qu'à écrire des poésies.
Rose : Ecrire de la poésie ? Je ne sais pas faire. Comment fais-tu ?
Louise : Je pense à dehors… ça vient tout seul. Je pense à dehors, je suis dehors. La poésie,
elle n'est pas là, elle est dehors.
Rose : Tu cherches à m'embrouiller. T'es pas allé dehors pour la trouver, t'es pas bête à ce
point là : Aller dehors chercher la poésie et revenir s'enfermer, faut être folle !
Louise : J'ai dit je pense à dehors, je suis dehors, ça ne veut pas dire que je suis dehors, ça
veut dire que c'est comme si j'étais dehors.
Rose : J'ai du mal, j'ai du mal… Je ne comprends rien. Dis, tu ne veux pas m'expliquer, tu
ne veux pas m'apprendre, que moi aussi je fasse de la poésie, que je me libère..
Louise : J'ai faim.
Rose : Dis, t'as entendu ce que je t'ai demandé ?
Louise : J'ai faim, j'ai faim, j'ai faim !
Rose : T'as qu'à manger, t'as bien des petits gâteaux dans une boîte, non ? Tu manges et
après, tu m'apprends la poésie.
Louise : J'ai bien, mais je n'ai pas encore ouvert la boite.
Rose : Ca, j'avais remarqué. Tu comptes sans doute repartir avec le jour de ta libération.
Louise : Non, je compte surtout les manger seule.
Rose : Ah oui, en t'enfermant dans les cabinets peut-être !
Louise : Rira bien qui rira le dernier.
Rose : Bah ! Tu peux l'ouvrir, ta boîte. J'aime pas les meringues.
Louise : Et comment tu sais que ce sont des meringues, t'as ouvert le paquet ?
Rose : (Regardant autour d'elle) Qui ? Moi ? Moi, j'aurais ouvert le paquet ?
Louise : C'est ça, fait l'innocente à présent, ça te connaît l'innocence, hein, c'est jamais toi,
c'est jamais toi. Sauf que l'innocence, elle n'a pas besoin de poésie, elle est la poésie.
Alors, tu peux courir pour que je t'apprenne la poésie, si tu es innocente.
Rose : De toute façon, je suis coupable, puisque je suis là. On est coupable, tous les deux.
J'y ai droit comme toi, à la poésie. Tu dois être solidaire, tu dois m'apprendre.
Louise : Quatre plats de viande !
Rose : Quatre ? Tu vas fort. Trois ?
Louise : Et trois desserts ! J'avais oublié le dessert. Le dessert, c'est la rime à la fin, c'est
la musique, c'est la liberté. Sans dessert, pas de rime, sans rime, pas de poésie.
Rose : Trois desserts, quatre plats de viande…
Louise : Ce n’est pas cher, c'est ma demande, la liberté dans une rime,
Trois desserts quatre plats de viande, C'est le prix, merci, pas un crime
Rose : La liberté dans une rime…
Louise : Pour le prix, c'est pas cher payé.
Rose : Comment faut-il que je m'exprime ?
Louise : Laisse les mots s'encanailler, Venir à toi et te sourire...
Rose : Se travestir en poésie, Casser les murs et te séduire,
Louise : Etre une porte de sortie, Vite une rime pour le dire.
Rose : Je sais, je sais. Payer le prix.
Louise : Alors banco ?
Rose : Banco. Trois desserts, quatre plats de viande.
Louise : C'est ton choix, c'est toi qui commande.
Rideau