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UN SCRUPULE
CHAPITRE I
Un trait de lumière, partant des volets disjoints, tranche le ciel noir de la chambre.
Je crois m'être assoupie pendant quelques secondes, mais ce rayon blafard balayant le plafond avant de disparaître et le claquement d'une portière de voiture, se mêlant en un seul événement, ravivent mes peurs presque éteintes.
Du poing, invectivant l'automobiliste qui trouble la nuit, je tasse l'oreiller sous ma joue.
Tous les bruits nocturnes me reviennent, dans la chronologie étale de mon insomnie.
Un craquement de bois, un moustique, une sonnerie de téléphone, un autre craquement, une chasse d'eau, le moustique, un train peut-être, des voix, et enfin cette porte de voiture. Ces sensations encore vives me réveillent davantage, chassant d'absurdes pensées.
Défilent d'autres images qui se bousculent, se collent, s’enchaînent. Les souvenirs, m'enveloppant de leur ronde, ourdissent un autre songe et m'invitent à les suivre.
Me laissant porter par des voix, j'entre dans cette cuisine de campagne que j’aime tant. On discute à trois ou quatre dans la pièce à côté, le ton modéré, le verbe plaisant. Je reconnais le rire de mon père et cela me rassure.
Sur le buffet, l'ours en peluche de mon enfance, hors d’atteinte. Après m’être hissée sur la pointe des pieds, j’ai réussi à le prendre. Dans un élan de tendresse éclatant hors de moi, je l’embrasse d’une volée de baisers humides, comme seuls savent en donner les enfants.
Maman est là qui parle à quelqu’un.
Je me suis allongée sous la table, le jouet de coton coincé entre les genoux, au milieu des pieds crottés. Le calme est venu. Rien ne bouge.
Puis le calme est parti. Un camion, certainement.
J’attends je ne sais quoi sur ce lit, serrant fort entre mes cuisses la couverture roulée en boule comme une juste mesure de mes fantasmes, le jour peut-être, le sommeil, autre chose encore.
Ce bonheur fugitif me laisse perplexe. Je tente de revenir à la douceur du rêve, ajoutant dans d’insondables brumes, ici et là, des détails dont je crois me souvenir. Rien n'est conservé et les visions à peine entrevues s'estompent.
Repoussant les draps du pied, je change de côté, détruisant l'apaisante construction de laine contre laquelle je me suis blottie.
Quoi que j'essaye de penser, quelque position que je prenne, l’imaginaire m’échappe et s‘enfuit.
Cette mansarde dans laquelle j’ai échoué à bout de force il y a plusieurs heures déjà, épuisée par le voyage et les pleurs de Paul, est un endroit sale et humide.
L’hôtellerie n’est pas une entreprise de philanthropie. Avec peu d’argent, avec beaucoup de nécessités, on ne choisit pas, on prend. Sur le coup, j’ai même pensé avoir de la chance. Ma condition du moment ne me permettait plus de réfléchir. L’heure était tardive. La fatigue aidant, j’avais froid.
Les yeux ouverts dans une obscurité grise, je cherche des repères. Je distingue au-dessus de moi la forme de la lampe. Il me revient l’impression de misère qu’elle m’a donnée quand je suis entrée dans la pièce. C'est un méchant lustre de fer avec deux lumières si faibles qu'elles éclairaient à peine, un de ces lustres de chambre meublée qui sont dans les hôtels miteux autour des gares, là où j’ai trouvé refuge.
Instinctivement, j’ai tendu le bras hors du lit, vers le sol, pour sentir du bout des doigts la présence de mon bébé allongé sur des tissus. Un soupir d'ange a répondu à la main hasardeuse. Pendant les minutes qui suivent, la respiration de mon garçon, jusqu'alors inaudible, est une exclusive émotion. Je l’écoute, attentive au souffle léger, presque imperceptible.
Peu à peu, ma mémoire s’avive, remonte le temps.
Une clé tourne dans la serrure.
Il rentre comme toujours, sans que je l’attende, sans un mot, sans un regard. Comme chaque fois, il prend une bière, allume la télévision et se vautre, attendant que j’organise la suite de sa vie.
La tendresse n'existe plus chez lui depuis quelques mois déjà. J’ai trouvé mille excuses pour justifier ce vide, trouvé toutes les raisons pour pardonner l'oubli de l'heure, découvert de justes motifs à ses silences. Il ne dit plus bonjour et s’en va sans rien dire, à son gré, chercher un travail qu'il ne trouve jamais. L’absence de cœur qui gèle les mots nécessairement échangés a brisé toute politesse dans notre discours.
Ce quotidien pesant s’est installé semaine après semaine. Il est devenu dérangeant parce qu’occasionnel, puis pénible quand il s’est répété, jusqu'à l'insupportable.
Je me sens ignorée, inexistante. Quoi que je fasse, je suis toisée, pesée, jugée et méprisée.
Quelques fois, je l'ai surpris, embrassant mon bébé. Profitant des soins alors qu‘il me regarde faire, j’essaye de glisser entre nous les bouffées d'émotion qui me viennent, j’en tente le partage, je dis mon bonheur de mère. Il cesse alors toute gentillesse et s’enfuit, me laissant à ma tâche. Si je l’appelle, il feint de ne rien entendre et je reste seule à m’occuper de Paul. Je multiplie à l’envi d’autres occasions que ses refus constants me font préméditer, tant le temps parait long entre deux tentatives. Chaque fois, je suis encore plus affable, je le sers avec plus d'attentions. Il dit parfois merci, mais se tait souvent, ignorant mes efforts. Il y a quelque temps, alors qu’il commençait à faire nuit, après avoir souhaité tout le jour qu'il m’adresse une seule fois au moins la parole, quand il est reparti sans mot dire, usant du silence comme d’une griffe, j’ai compris que le terme de notre histoire était arrivé, que nous étions au bout.
Comme il est dans ses meubles et qu’il n’en bougera pas, la fuite, si longuement imaginée dans la souffrance, est la seule échappatoire possible pour ma survie et pour la vie de Paul. Maintenant partir, au plus vite. Ne plus penser. Je suis prête à l’action, l’évasion enfin.
Tandis qu’il revient et se cale dans son fauteuil habituel, une force décuplée me gagne. Aucune tristesse, pas d’abattement, la certitude de mettre à exécution un plan déjà mûri. Son indifférence m’a agressée, son silence me violente. Ces blessures sont les dernières, je l'affirme à voix haute pour m'en convaincre davantage.
Il hausse les épaules, continue de lire son journal, son fameux journal des sports qui le fascine et que je hais, qu’il annote et qu’il apprenne par cœur pour, croit-il, justifier ses prétentions d’homme. La liberté s’installe en moi, ose ce que je pense et je n’ai pas peur. Je sais qu'il ne lèvera pas les yeux sur moi.
Une métamorphose s’opère. Mon corps aussi se raffermit, se prépare, fait craquer la chrysalide qui m’emmurait. Une autre va naître, enfin femme. Jusqu’à maintenant, les lendemains ont toujours eu le goût fade de la veille, sans surprise, sans étonnement. Demain, un jour neuf se lèvera.
Très près, dehors, les aboiements d'un chien troublent la nuit.
Pour la première fois depuis longtemps, les heures à venir s'inscrivent dans un futur sans reconnaissance, une échappée droit devant, animale, aveugle, instinctive, qui écarte tout retour en arrière. J’improvise.
Je frissonne et tire la couverture sur mes épaules.
C’est fait. Évasion réussie.
Téméraire par obligation, courageuse par besoin dans ce chemin inconnu, insomniaque et nerveuse, j'espère. Je n'ai eu pour m'ouvrir à l'espoir d'autres projets que de fuir, d'autres objectifs que de partir et prendre avec moi mon enfant, mon fils.
Tout au fond de moi, une lueur cependant m'éclaire, un regret que je cache, une espérance inouïe qui me pousse et me dirige jusqu'à la Lumière, cette rédemption que je me refuse à nommer. Je n'ose encore formuler ce vieux rêve qui me guide, j'ai scrupule à m'avouer que j'y pense jusqu'à y croire, mais l'indicible protège ce que nos âmes seules portent. Le verbe est un mensonge inexpiable, une trahison, une fatalité. Il est mon paradoxe, ma quête si longtemps mûrie qu'elle en devient possible. Aristote me trouble…
J’ai bien pensé qu'à défaut d'autres échouages, ma mère m'accueillerait s'il fallait m'y résoudre. Ma route, naturellement, a pris la maison maternelle pour cap, mais, chimère hasardeuse, le havre possible est encore loin, bien trop loin.
Et cette obsession tout à coup : le visage de ma mère.
Il ne cesse d'apparaître, tantôt réprobateur, tantôt joyeux comme aux soirs de fête. Selon ces dispositions, je me sens ou coupable, ou innocente. Ces émotions contradictoires vont et viennent sans que je tente de les chasser. Je me complais au contraire dans ces ambivalences dont je fais quelques instants un jeu, me forçant à la représentation de ces différents masques.
Le sommeil ne vient pas.
D'autres images défilent confusément. Je veux saisir les plus douces, les garder, construire une histoire qui me satisfasse enfin.
J’embrasse fougueusement mon père qui m’offre un vélo avec deux petites roues blanches à l'arrière.
Je chante à tue-tête, seule dans l'église, pour simplement entendre la résonance de ma voix, je danse et je ris de ma désinvolture. J’aime tendrement un jeune frère qui n'a jamais existé. Je fais la classe à vingt peluches, si sages qu’aucune ne bouge. Au plus fort du bonheur, quand consciemment je veux prolonger le rêve et grandir, seule mon enfance me revient, me ramenant, petite fille, au temps de l'innocence et des rires.
La concentration déployée pour conserver et étirer ces moments de grâce me réveille.
Je suis de glace, vide, incapable.
Plus rien n'a de sens. Voulant prendre mon enfant, je tente de me dresser sur un coude : l'envie me manque, mon corps m'abandonne sans force dans la mollesse du matelas trop usé. Tout en moi se brouille. Un hoquet m'étrangle. Les muscles de mon cou se raidissent jusqu'à la douleur. Une inspiration brutale. J’éclate en pleurs rauques et sauvages que l'oreiller tente d’étouffer pour les taire. La chaleur humide de mon souffle que les plumes absorbent avec mes larmes m’apaise. Je garde longtemps la tête enfouie dans cette moiteur, fragile comme un nouveau-né, lovée à l’extrême, fœtale dans tout mon être. Enfin calmée, j’envisage la journée qui va commencer. Je me lèverai dès qu'il fera jour pour ne pas prolonger cette nuit sans sommeil. Les obligations quotidiennes et matinales remplies, je reprendrai la route. Inquiète, je me demande si le veilleur de nuit pourra me réchauffer le premier biberon.
Mentalement, je fais l'inventaire inutile des choses emportées dont je pourrais me défaire, me souvenant de mon dos et de mes doigts meurtris par les charges. Tout mon bagage n'est pesant que des affaires de Paul remplissant deux sacs trop chargés pour mes forces. J’essaie de deviner le jour en me tournant vers la fenêtre. Sans montre, je n'ai aucune notion de l'heure.
Livrée à moi-même, avec cette petite âme dont je me suis chargée, je suis sûre que mes rêves d'avenir justifient toutes les témérités. Trois jours déjà, et la satisfaction du devoir accompli. Plus que la distance, il faut mettre du temps entre lui et moi.
Analepse disait mon bon professeur.
Maintes fois imaginés, tous mes gestes se suivent pour rassembler les affaires importantes, négliger toutes les autres sans regret. Il n’est même pas surpris de me voir tirer des linges déjà ficelés et me regarde sans rien dire, sans rien faire. Il ne pense même pas : la moindre expression est absente de ses yeux, de sa respiration, de ses mains, de son corps. Pendant mes préparatifs, je l'observe à la dérobée, aussi bien pour prévenir quelque réaction de sa part que pour m'aguerrir de toutes émotions qu'il pourrait provoquer et qui me pousseraient au renoncement.
Il boit sa bière et, comme toujours, me marque en rotant son mâle contentement.
Rien ne se passe.
Cela me contrarie.
Je redoute une faiblesse dans ma détermination, pourtant forgée par son silence, par son indifférence. J’hésite, je m’arrête quelques secondes. J’ai peur qu'il perçoive mon doute, qu'il me cingle d'une de ses remarques trop justes pour ne pas m'abattre. Il ne voit rien ou feint de ne rien voir. Je termine vivement mes emballages, et sans attendre, je passe dans la chambre prendre mon enfant.
Une fois les sacs épaulés et le nourrisson dans les bras, je lève les yeux sur lui, je tente faussement un sourire mêlé de regrets et de compassion. Mes lèvres se serrent obstinément. C’est un rictus de hargne et de défi qui le cloue à son fauteuil et le salue tandis que silencieuse, droite et raide, chargée de toutes mes espérances, j’ouvre la porte et je m’enfonce dans la nuit.
Ainsi s'est consommée la rupture dont je viens de me remémorer les moindres détails, y ajoutant, avec le recul, la pertinence de mes émois. Depuis le départ, je n'ai, un quart de seconde, pensé à lui.
La nuit semble ne pas finir.
Je suis totalement éveillée, emplie d’une énergie féroce que la position couchée contraint. J’ai envie de sortir dans la rue pour attendre le matin, mais laisser seul mon bébé me fait renoncer. Je me résous donc à patienter sans bouger du lit, et puisque le jour tarde, à dormir. Allongée sur le dos, les mains jointes, les talons serrés, je m’abandonne au sommeil. Des images floues, fugaces défilent dans ma tête.
Des images, des images encore.
L'une d'elles se fixe, devient lisible : on est au salon. Les rares bibelots qui meublent les étagères viennent à moi en grossissant puis reprennent leur place après ce petit tour sans que je parvienne à en arrêter le mouvement.
Dans l'intervalle, c'est Venise, place Saint-Marc. Je ris aux éclats en lui tenant la main tandis qu'un photographe officie.
Là, c'est aux Saintes Marie de la mer quand il s'est fait gitan pour moi. Là, lui caressant les cheveux, perdue dans la contemplation du soir, c'est moi, à Val-d’Isère, au printemps.
Et là, debout, les bras ballants, coincé entre la table et le fauteuil, c'est encore lui, dans l'attitude qu'il avait quand je suis partie.
Tranquillement, je soutiens son regard, le sonde, y pénètre profondément. Derrière la paroi lisse de l'iris, je découvre avec stupeur un jardin clos de buis, que deux allées croisées coupent perpendiculairement en quatre surfaces fleuries. L'un des chemins mène à un parterre de roses ; j’en cueille les plus belles, les plus odorantes, et je m'en fais une couronne.
Poursuivant ma promenade à l'ombre des sureaux, j’atteins le pied de grands arbres. Mille oiseaux piaillent dans les branches. Je me laisse bercer par la douceur de l'endroit qu'une pièce d'eau rafraîchit.
Dans un angle, protégé par une treille, un satyre, taillé dans la pierre, assis, tenant une double flûte, chevauche un piédestal. Du coin de ses yeux immuablement ouverts sortent, telles des larmes, les eaux du bassin.
Une femme, moi peut-être, s'approchant, lui caresse tendrement la joue, rompant le fil du courant. Elle prend la tresse de roses et la pose sur la sculpture de cheveux, mais l'assemblage ne tient pas et les fleurs s’éparpillent, tachetant l’eau de rouge. Elle rit puis fait mine de s'excuser, baisse les yeux et tortille ses doigts entre eux. L'endroit, bien qu'étrange, lui parait familier. Captive, elle s’émerveille de l'ingénuité du sourire que l'artiste a taillé, prenant plaisir à en toucher délicatement les lèvres, puis les embrassant, mouillant son visage et sa robe. Ses mains courent sur les épaules et le torse de pierre comme s'ils étaient de chair, laissant les doigts palpiter et vibrer sur chaque saillie de muscle.
Une lyre se fait doucement entendre.
Elle n’a pas vu la source se tarir ; elle a continué ses chatteries lascives. Elle trouve douce la chaleur que prend la pierre en rosissant, puis cette souplesse au toucher qui l’émeut. Elle ne s’étonne pas plus de voir les yeux satyriques se colorer d'un bleu vert qu'elle adore quand leurs regards se croisent. Le temps n'existe plus. Elle flotte dans un air tiède, parfumé. Conquise, elle prend dans ses mains le visage idolâtre qu'elle relève jusqu'à, une nouvelle fois, plonger ses yeux dans les siens. Elle reste un moment immobile, frémissante, puis après une inspiration longue comme pour un soupir, elle murmure un je t’aime à peine perceptible. À l'instant, deux larmes perlent sous les paupières de la divinité tandis que la bouche, voulant répondre, se brise en mille éclats calcaires, laissant l'homme zoomorphe défiguré reprendre sa fonction d'épanchement.
Un cri m’échappe. Je me suis jetée en arrière, m’arrachant de cette difformité. Les pleurs d'un enfant m’affolent.
Agenouillée, les mains appuyées au plancher, tendant mes bras et dressant le buste, je sens mes jambes s’alourdir et me river au sol. Cette immobilité douloureuse m'a réveillée. Je m’affaire près de Paul ; je le berce en le serrant fort dans mes bras ; ma tendresse syncopée fait cesser ses pleurs. Je le garde longtemps contre moi, balançant le corps d'avant en arrière au rythme de mon souffle que le cauchemar a accéléré.
Assise dans le désordre des couvertures froissées, j’essaie de rassembler mes idées. Un détail de la fontaine me revient, me rappelle… Non. Peut-être Marsyas, le joueur de flûte, lui qu'Apollon écorcha vif. Quelque effort que je fasse, la catharsis est à son terme. Curieusement, à chaque fois que se profile la silhouette statuaire, s'y substitue l'image de l'homme que j’ai quitté.