Lettre à mon ombre, quelque part vivante
As-tu jamais croisé cet enfant plein d'espérance, si jeune qu'il en était fragile, l'ossature mièvre, le muscle absent, la peau blanche, le pas hésitant, le geste mal assuré, et qui pourtant demandait à grandir, à se tenir droit, à se mesurer, à se risquer ?
As-tu jamais croisé ce garçon rieur, insouciant, grimpant aux arbres interdits, croquant le fruit avec gourmandise, plongeant dans le bassin des sources, courant au travers des campagnes, comptant la nuit les étoiles, libre d'aller où bon lui semblait ?
As-tu jamais croisé cet adolescent brûlant, la fièvre au cœur, froid sur la peau, solitaire pour ne pas inquiéter, rêvant son monde, s'aventurant, funambule, au dessus de ses impossibles abîmes, jusqu'à parfois s'y perdre dans des brouillards artificiels ?
As-tu jamais croisé ce jeune homme triste, pleurant un père, cherchant aux cieux l'astre salutaire, trouvant celui-ci, croyant celui-là, ne sachant plus, revenant au jour, aimant les fleurs et la nature, et s'y laissant prendre, reprenant vie ?
J'ai croisé en toi cette ombre de moi-même, ce que le soleil avait laissé des traces de l'enfance et qui t'éclairait. J'ai cru derrière l'homme dressé, ayant vaincu tous les périls, traversé tous les océans, triomphant de sa suffisance. J'ai voulu retrouver cette ombre, familière, innocente, à chercher la lumière pour mieux s'y fondre, et recommencer. Cette ombre même a disparu.
Vois-tu, l'ombre qui me suit, l'ombre de mon existence me terrifie.
J'ai tout refait de mes voyages et de mes guerres, trop, toujours trop, se battre encore, je n'ai plus l'envie. Vois-tu, j'y laisse enfin ma vie. Je suis au bout de ma quête.
J'ai croisé en toi l'ombre reposante des souvenirs. Je m'y suis abrité. L'abri n'est plus sûr. La mémoire s'enfuit. Je suis nu, à découvert, usé, vieux.
J'ai croisé en toi ce que je voulais être. J'ai croisé en toi ce que tu peux devenir de moi. Humblement, je t'ai apporté la lumière, je te vois heureux de vivre, heureux d'aimer les fleurs. Je te vois lumineux, éblouissant, forçant l'ombre derrière moi, jusqu'au noir, jusqu'à l'obscurité. Je n'ai plus peur.
Il est temps que je parte.
(Extrait de l'homme sans histoire.)
Contexte: L'homme, un vieux baroudeur qui a traversé le pire de ce que font les hommes, s'est retiré à la campagne pour cultiver des fleurs. Il s'est lié d'amitié avec son voisin, un jeune homme désespéré en qui il s'est reconnu au même âge et à qui il a enseigné l'amour du jardin. Son "transfert étant parachevé", il estime être au bout de sa vie et se suicide. Cette lettre, adressée à ce jeune homme, est la confession et la justification de son acte